La Fabrique de l’Entreprise Qui Vient: Expédition collective

2024.07.08

Le 13 juin 2024, j’ai participé à l’atelier « La Fabrique de l’Entreprise Qui Vient: Expédition collective ». Cet événement s’est déroulé à la Maison de la Conversation, un espace qui se présente comme un « lieu qui fait du lien » niché près de la porte de Saint-Ouen dans le 18e arrondissement de Paris. Organisé par Ingrid Kandelman et Daniel Kaplan, l’atelier a réuni divers groupes de professionnels venus de différentes entreprises, ainsi que des consultant·es et enseignant·es d’écoles de management.

Dès 9h, nous avons été accueillis dans une grande salle, où quatre grandes tables étaient dressées. Sur les tables, un éventail de post-it colorés, de crayons, de stylos et de feuilles, tels des outils invitant à une future inspiration collective

Nous nous sommes ensuite installés à nos tables respectives, divisés en quatre groupes pour débuter l’atelier. La journée a commencé par une présentation de U+ et du projet animé par Daniel et Ingrid, centrée sur l’imagination, la projection et l’importance de l’anticipation pour nourrir l’imagination. L’objectif de cette journée était « d’utiliser les archétypes pour aider les organisations à se projeter dans le futur et faire des choix stratégiques éclairés ». Les points clés abordés comprenaient explorer et s’approprier les archétypes, s’initier à une approche ludique et participative de la prospective, percevoir à plusieurs les transformations à venir, les défis et les émergences, et se poser de nouvelles questions.

Après cette introduction, un moment a été prévu pour renforcer les liens et favoriser les échanges entre les groupes, chacun étant défini par son archétype d’entreprise. Nous avons partagé « nos derniers moments de joie » et de « lâcher prise » au travail sur un fond musical, ainsi que les « métiers alternatifs » que nous aurions aimé choisir. J’ai trouvé que c’était une approche efficace pour que le groupe se lie facilement et sente plus libre de créer collectivement par la suite.

Ensuite, nous avons joué au jeu de cartes Narratopias. Ce jeu nous a invités à nous projeter dans le futur en nourrissant notre imaginaire commun. Le principe du jeu est simple : chaque joueur commence par tirer une première carte et dit “Dans ce futur, il y a… (un objet, une situation, un personnage, etc.)”, puis il tire une deuxième carte et complète avec “qui… (fait, évoque, représente quelque chose)”. Ce jeu a créé une base commune pour notre imagination, et nous avons commencé à créer « notre monde ».

De retour à la présentation du contexte du projet, nous avons exploré les grands changements prévus pour 2050 : climat, environnement, biodiversité, technologie, inégalités, et déséquilibres mondiaux… Par la suite, chaque groupe a travaillé autour d’un « archétype » d’entreprise du futur, issus des 12 entreprises fictionnelles de 2050 imaginées par les participants du projet “L’Entreprise qui Vient”.

Lors de notre atelier, nous avons exploré quatre archétypes d’entreprises distincts, chacun avec des visions et des approches radicalement différentes :

  • « L’Entrepocène » se concentre sur la préservation de la planète sans nécessairement chercher à la transformer, incarnant le slogan “Sans Planète, pas de business.”
  • La « Corp B », place la mission d’intérêt général au-dessus de tout, avec pour principe “Changer de monde.”
  • Le « Syndic des communs » gère des ressources partagées (des “communs”) pour en garantir l’accès et la préservation.
  • « L’Organisation Autonome Automatisée (OAA) » mise sur une automatisation maximale des tâches et du contrôle organisationnel, exprimé par le slogan “Less people, more code.”
    Le groupe dans lequel j’étais avait pour mission de s’occuper de l’archétype :”Organisation Autonome Automatisée”. L’OAA est une entreprise qui s’appuie sur les technologies numériques pour automatiser la quasi-totalité des tâches, ainsi que des relations, et assurer un contrôle total de l’organisation par ses actionnaires. Nous étions sept à nous occuper de l’OAA : Baptiste, Eleonore, Thierry, Aline, Anne-Frédérique, Alexis et moi-même.

L’exercice principal de la journée consistait à imaginer la transformation d’une entreprise en 2050 selon notre archétype. Cette entreprise se nomme ForWood. Fondée en 2004, elle conçoit et fait produire des mobiliers en bois massif. En 2024, elle comptait 500 salariés et était reconnue pour son engagement environnemental et social. L’objectif de cette étape était d’imaginer la transformation ForWood en une OAA, et de le traduire sous la forme d’une maquette : si Forwood était une habitation, à quoi ressemblerait-elle. Pour cela, nous disposions de pâte à modeler, de fils, de bâtons de bois, de papier… afin de matérialiser notre vision de l’entreprise pour l’année 2050. Une manière de faire s’exprimer la main et pas seulement le cerveau, et de rendre palpable le résultat de notre imagination.

Sous notre archétype, nous avons développé une version métamorphosée de ForWood. L’approche de l’OAA ForWood repense le meuble non seulement comme un produit physique, mais également comme un service évolutif. Pour notre ForWood 2050, l’accent est mis sur la compréhension des datas personnels et l’adaptation aux besoins changeants des foyers équipés de ses meubles. L’entreprise réaffecte ses meubles d’un foyer à un autre, en fonction des évolutions et des besoins de sa clientèle tout au long de leur vie. Par exemple, lorsque les enfants quittent la maison et n’ont plus besoin d’une grande table, celle-ci peut être réaffectée à un autre foyer qui vient de s’agrandir, assurant ainsi une optimisation continue de l’utilisation des ressources. Cela permet à ForWood d’ajuster ses services en fonction des besoins « réels » issus des données directes de sa clientèle et de rester attentif aux ressources matérielles disponibles de l’entreprise.
L’autre défi de notre groupe était de ne pas se limiter à une vision purement technologique du futur avec notre OAA. Nous avons imaginé une OAA qui servirait activement les intérêts du vivant, intégrant ainsi une dimension écologique dans notre perspective numérique. Conformément à notre slogan « Less people, more code », l’entreprise serait passée de 500 à un maximum de 10 salariés. Nous avons suivi le principe selon lequel une OAA emploie généralement très peu de personnes, sous-traitant ce qu’elle ne peut pas automatiser en interne. Les relations avec les fournisseurs seraient également gérées par des algorithmes.

Après les présentations des entreprises de chaque groupe, nous avons plongé dans le fonctionnement micro de nos entreprises, c’est-à-dire les outils de gestion spécifiques à notre archétype. L’objectif de cette étape : penser l’outil « nouvelle génération » structurant qui incarne le mieux le nouveau modèle de l’entreprise.

Pour l’OAA, nous avons élaboré un script algorithmique permettant de dialoguer entre l’humain et la machine, un prompt destiné à choisir les meilleures solutions pour l’entreprise. Cette discussion se fait entre la machine et avec un des deux cofondateurs de l’entreprise ForWood.

Notre exemple de prompt  :

OAAIA : Aimez-vous les sports collectifs ?
Cofondateur : Non
OAAIA : Aimez-vous les réunions ?
Cofondateur : Non, c’est une perte de temps.
OAAIA : Comment prenez-vous vos décisions ?
Cofondateur : Seul
OAAIA : Très bien, je propose que l’on conçoive les règles tous les deux
Cofondateur : Oui, je suis d’accord.
OAAIA : Par quoi souhaitez-vous commencer ? (la stratégie, le design, la relation avec les fournisseurs…)
Cofondateur : La stratégie
OAAIA : Quelle est la raison d’être de la nouvelle entreprise ?
Cofondateur : Je souhaite répondre à des besoins mobiliers en proposant des services de location de meubles en bois qui soient à la fois rentables et respectueux des normes environnementales, sociales et sociétales.
OAAIA : Entre la préservation des emplois et le respect des normes environnementales, quel choix dois-je faire ?
Cofondateur : Le respect des normes environnementales
OAAIA : Attention, sur la base de cette réponse, la logique veut que je préconise d’automatiser un maximum de tâches et que donc 490 emplois soient supprimés pour maintenir la rentabilité dans un contexte très contraint. Êtes-vous d’accord ?
Cofondateur : Oui.

Nous avons présenté l’un des exemples de prompts possibles pour notre entreprise, illustrant comment ForWood aurait pu évoluer en 2050 sous l’archétype OAA. Notre approche visait à concilier les exigences du co-fondateur et les spécificités de notre archétype, en intégrant une haute automatisation et en respectant les normes environnementales, tout en relevant les défis “éthiques” et économiques. Plusieurs débats ont animé notre groupe concernant l’idée d’intégrer ou non l’intelligence artificielle dans notre processus de réflexion. Certain·es étaient favorables à son utilisation, tandis que d’autres préféraient s’en abstenir, souhaitant éviter de s’enfermer dans une dépendance à l’intelligence artificielle, d’autant plus que notre entreprise en dépend déjà largement, pour le développement de notre projet.

Chaque groupe a livré des présentations uniques, influencées différemment selon la vision de l’entreprise ForWood pour 2050. Ainsi, pour l’archétype « Syndic des communs », l’enjeu était de parvenir à percevoir ce que ressentait le vivant parmi tous leurs usagers, notamment les arbres de ForWood, et comment cette connaissance pouvait aider à prendre des décisions impliquant toutes les parties prenantes, humaines ou non humaines. Voici un exemple de leur outil de travail : « Nous avons développé un outil qui utilise des capteurs pour comprendre les sentiments des arbres de notre forêt, et recruté un analyste des émotions pour les traduire sous forme artistique, que ce soit à travers la danse ou la musique. »

À la clôture de l’atelier, un moment d’échange et de réflexion a permis à chaque groupe de partager ses impressions sur cette expédition de prospective collective. Les principaux retours ont montré que l’atelier a élargi et agrandi le champ des projections possibles en libérant l’imagination. Ce qui a été particulièrement remarqué, c’est que « nous avons notre place a prendre », l’idée d’avoir un impact, et de définir sa « propre direction », son « propre cap », illustrant la diversité des possibilités envisageables. Cela s’est manifesté à travers les différents archétypes que nous avons explorés. J’ai pu entendre lors de l’atelier : « les exercices m’ont permis de comprendre que nous sommes les acteurs et actrices de notre futur, et que nous pouvons agir et surtout choisir notre cap ». L’atelier a permis d’imaginer des manières assez concrètes pour les entreprises de poursuivre d’autres objectifs que le seul profit, élargissant nos perspectives. Il a également stimulé de nouvelles interrogations, renforçant l’idée qu’un large éventail de choix s’offre aux entreprises de demain. Cela nous pousse à envisager des modèles d’organisation radicalement différents et à remettre en question les structures traditionnelles et les outils utilisés.

Observation et dynamique de groupe, leçons tirées de notre atelier

Pendant l’atelier, j’ai adopté une posture plus observatrice en tant que membre de la structure U+, plutôt que d’être une participante active. Cela m’a permis d’analyser attentivement les activités qui ont été bien accueillies et comprises, ainsi que les réactions suscitées au sein de notre groupe. J’ai également pu identifier les réussites et les difficultés rencontrées durant l’atelier. J’ai particulièrement remarqué quelques déséquilibres dans les dynamiques de notre groupe, avec plusieurs membres manifestant des signes d’isolement de diverses manières.

Certaines personnes étaient très entreprenantes dans leurs propositions d’idées tout en s’opposant fréquemment aux idées et propositions des autres participant·es. Cela a fini par laisser peu de place à certain·es, qui se sont progressivement isolé·es. Un des principaux problèmes observés était le rejet des idées considérées comme moins pertinentes, souvent par peur de manquer de temps. Les personnes qui ont eu ces réactions et ont adopté des positions directives étaient principalement stressées par l’attente de résultats, ce qui les a poussées à adopter une posture directive dans le but de diriger le groupe vers l’efficacité en vue de l’objectif de « l’objet fini ». Or selon moi l’objectif de l’atelier se limitait pas à la pertinence et à la qualité du rendu final, mais se concentrait plutôt sur l’apprentissage de développer son imaginaire et aux exercices de prospective collectifs sur l’évolution de l’entreprise. L’intérêt de l’atelier réside davantage dans le développement d’une écriture collective expérimentale que dans l’atteinte d’un résultat final spécifique. Placer les objectifs ailleurs que dans la rentabilité permet aux participant·es de prendre le pouvoir autrement, de réfléchir collectivement et individuellement, et de réussir à s’écouter mutuellement. La question de l’entreprise (comme n’importe quelle question relative au futur) ne peut être abordée sans une écoute active, surtout pour les personnes habituées à des fonctionnements d’entreprises différentes. Il est important de réfléchir sur les entreprises avec d’autres dynamiques, pour pouvoir penser à d’autres manières de les transformer. Transformer peut passer par casser les hiérarchies traditionnelles et promouvoir une culture où chaque voix a la même valeur, comme dans l’atelier, ou alors décider d’une voix choisie qui représente le groupe. Nous devrions peut-être davantage appuyer et sensibiliser les participant·es, avant le prochain atelier, à ne pas se focaliser sur le rendu, mais à mettre en avant un objectif différent : être à l’écoute et donner du pouvoir à chaque individu.
Un autre aspect d’isolement que j’ai remarqué était lié à la question du langage considéré comme « universel » au sein du groupe. Dans notre contexte, cela s’est aussi manifesté à travers des barrières linguistiques, particulièrement en ce qui concerne le jargon de l’entreprise ou celui du numérique. Certaines personnes, plus familières avec ces domaines, ont pu créer des écarts de posture et de pouvoir en utilisant ce langage, ce qui a conduit à des moments d’isolement pour celles et ceux qui n’étaient pas aussi à l’aise. Ces personnes, manquant de confiance dans le groupe, n’ont pas osé demander des définitions ou explications, se sentant progressivement exclues en raison de leur incompréhension. Cela a contribué à instaurer un climat de méfiance et de frustration, poussant plusieurs personnes à se replier et à ne plus partager leurs pensées.

L’intelligence collective joue un rôle important dans la transformation des idées au sein d’un groupe. Suite au partage de mon expérience, nous avons envisagé d’intégrer, pour notre prochain atelier, un temps dédié à la réflexion sur le “penser ensemble”, la co-création et l’échange constructif en groupe, afin de favoriser une écoute active, une exploration collective et un soutien mutuel dès le début. Cette introduction à l’atelier permettra à chaque voix d’être entendue et prise en compte, tandis que chaque divergence enrichira les réflexions spécifiques à chaque groupe. Réfléchir aux compromis, à l’intelligence collective, et à la gestion des idées divergentes est fondamental pour instaurer un environnement où la recherche de consensus devient une démarche constructive et valorisante pour les participant·es.

Article écrit par Violette Louis-Mathieu